Comédie contre tragédie
La tragédie a souvent été définie comme le contraire de
la comédie (et vice-versa, bien sûr). Historiquement, les deux genres ont
pourtant énormément partagé et n'ont cessé de s'emprunter des ficelles, des
ambiances et des personnages.
Le rire, par exemple, que je conçois moi-même comme
étroitement lié à la comédie, n'est pas absent - et loin de là ! - d'un grand
nombre de tragédies. Shakespeare ne s'est pas privé d'en faire usage dans ses
œuvres les plus tragiques et les quelques tragédies de Molière ne sont jamais
tout à fait débarrassées de l'humour que cet auteur maniait avec un immense
talent.
Si la tragédie s'oppose à la comédie, c'est sûrement
dans le fait qu'elle refuse de croire à la providence. Si le personnage
tragique peut trouver une issue à sa situation, c'est en lui-même qu'il doit la
chercher : dans son courage, sa force, sa ruse, son intelligence ou la part de
Dieu qu'il porte en lui.
Prenez une comédie, écrivez l'histoire du point
de vue du valet : vous obtenez le corps d'une tragédie.
Dans le fond
L'origine
de la tragédie se situe dans les rites sacrificiels grecs destinés aux Dieux.
Même aujourd'hui, cette notion de sacrifice reste
absolument fondamentale dans ce genre théâtral.
Le héros est en but à un système si solide qu'il n'a
aucune chance de le renverser. L'ennemi est rarement représenté par un homme,
car il pourrait alors être vaincu (ou alors, il s'agit d'un roi si puissant
qu'il s'apparente à un Dieu). Il s'agit plutôt d'une force
occulte, divine, d'une fatalité qui dépasse
largement le pouvoir du simple mortel.
La plupart des tragédies ont par conséquent une issue
fatale, mais personnellement, je ne réduirais pas ce genre aux œuvres qui
"finissent mal".
La tragédie est pour moi un triple avertissement lancé
au lecteur/spectateur :
1.
Si
vous vous laissez embarquer dans tel ou tel système, vous êtes fichu.
2.
Ne
comptez que sur vos valeurs et sur vous-même pour vous en sortir. Si vous vous
reposez sur autrui, sur la "justice" ou sur le pouvoir existant, vous
êtes fichu.
3.
Dans
tous les cas, vous êtes sûrement fichu. Faites bonne figure, soyez noble de
cœur et d'esprit et vous serez peut-être épargné.
J'ajoute
enfin que la tragédie se distingue par une distanciation visible
et volontaire entre l'histoire et le spectateur : comme l'issue est en général
désagréable, il n'est pas souhaitable que le public soit placé dans une
situation trop inconfortable par ce qui se déroule sur scène.
Le monde de la tragédie est un "monde cruel",
un monde déterministe, mécanique, dépourvu d'amour et de pitié. Les règles qui
le régissent ne sont pas conçues pour faciliter l'existence du commun des
mortels ni pour leur apporter le bonheur.
La seule alternative du héros est de perdre sa vie ou
son âme :
·
D'accepter
le système et d'y survivre ou y perdant son honneur, son pouvoir ou sa capacité
d'amour.
·
De
mourir en laissant un message de courage au reste de l'humanité : j'ai eu la
force de me battre jusqu'au bout.
Quel que soit son choix, le héros est condamné au sacrifice.
En résumé :
La tragédie nous démontre que le pouvoir et l'argent
gagnent toutes les batailles, mais nous laisse un espoir absolu : c'est l'amour
et l'honneur qui gagneront (un jour) la guerre.
L'histoire du Christ est donc la tragédie par
excellence : il meurt en sauvant le monde.
L'issue de l'histoire est prévisible et comporte peu
de suspens, c'est la psychologie du héros qui
fait l'intérêt de toute la fin de la pièce.
Dans la forme
Alors que les personnages et les scénarios de la
comédie semblent éternels et conservent un intérêt plus de 2000 ans après leur
création, ceux qui ont servi de support à la tragédie ont été bien plus
fragiles. Ils ne parviennent pas à s'inscrire dans un cadre strict.
Les grandes lignes sont cependant les suivantes :
·
Il
y a rarement un "méchant" absolu. Quand la force divine qui s'oppose
au héros s'incarne dans un personnage, il est malheureux, torturé et ne
parvient pas - contre toute apparence - à tirer un réel profit personnel de la
puissance qu'il détient (à moins qu'il ne s'agisse du Diable lui-même).
·
L'intrigue
se situe généralement dans l'élite de la société. Les personnages sont Rois,
Princes, Notables ou Chevaliers. Ce choix permet au public (majoritairement
populaire) de prendre ses distances par rapport à l'histoire qui se déroule un
peu comme un rêve, dans un monde imaginaire.
·
L'intrigue
met rapidement en place une situation face à laquelle le héros devra faire un
choix stratégique qui déterminera le reste de sa vie (il s'agit d'une épreuve
initiatique, comme le choix de la pilule rouge ou
bleue pour le héros de Matrix).
·
Son
choix - où le fait qu'il soit confronté à ce choix - nous révèle sa qualité de
héros véritable : jusque-là, il n'était qu'un homme ou un prince comme les
autres. Désormais, il porte une part de divin en lui. Cette part le condamnera et le
sauvera (d'une certaine façon) à la fin de la pièce. De nombreuses tragédies
marquent alors le héros d'un signe matériel particulier (épée, bijoux,
vêtement, ...) qui le distingue du commun des mortels. Dans d'autres cas, le
héros était prédestiné depuis sa naissance (ou son enfance) et il portait déjà
ce signe distinctif (la cicatrice de Harry Potter, par exemple) sans savoir ce
qu'il signifiait. Ce signe distinctif est
essentiel pour protéger le lecteur/spectateur et lui permettre de prendre
sa distance par rapport au héros (n'oublions pas qu'il finira sacrifié).
·
À
peine son choix effectué, le héros constate (et le public avec lui) qu'il est
pris dans un engrenage implacable qui
l'entraîne vers une issue fatale. Ce choix n'en était pas un, il est manipulé
par une force supérieure contre laquelle il ne peut rien.
·
Le
reste de la pièce peut sembler inutile : on sait par avance ce qui va s'y
produire. En réalité, c'est ici que commence sa partie intéressante qui réside
toute entière dans la psychologie du héros : si ses actes sont quasiment dictés
par la situation, il reste libre de penser ce qu'il veut.
o
Comment
fait-il face à la fatalité qui le frappe ?
o
Quelle
attitude va-t-il adopter ? Va-t-il tenter de freiner (faute de pouvoir le
stopper) le mouvement qui le porte, ou va-t-il au contraire l'accélérer pour
affronter plus rapidement l'épreuve finale ?
o
Que
peut-il encore préserver face à la fatalité et que va-t-il choisir de préserver
?
La façon dont le héros naviguera dans le canal étroit
qui le guide vers sa fin déterminera la forme du sacrifice qui lui sera
demandé. S'il est assez noble de cœur - et parfois même s'il ne l'est pas
- il sera finalement peut-être épargné, car après tout, les
Dieux sont capricieux et n'en font qu'à leur tête.
Résumé
De nombreux critiquent considèrent que la tragédie a
disparu définitivement au XIXe siècle. Je ne suis pas de cet avis. À mon sens,
les super-héros qui
peuplent nos récits et nos films depuis près de cent ans sont indiscutablement
des héros tragiques. Superman et Batman sont quasi-invincibles et triomphent
inlassablement des méchants qui sévissent dans la ville. Inlassablement ? Pas
si sûr ! Car ce défilé de méchants est sans fin. Nos super-héros sont condamnés
à recommencer encore et encore leur combat contre le mal. Comme Sysiphe, ils sont
finalement prédestinés et prisonniers de ce rôle mécanique qui
les prive d'amour (impossible pour eux de fonder un foyer !) et de vie privée.
La tragédie est le chant du destin.
L'attitude du héros face à ce destin porte le message que l'auteur destine au
spectateur.